Mirovα, Creating Sustainable Value - Juin 2024

Publié le 27/06/2024

Bilan et perspectives marchés


 

Un mois en deux temps

Au cours du mois de mai, les marchés actions ont repris ce qu’ils avaient perdu en avril et battu de nouveaux records en Europe et aux Etats-Unis. Les investisseurs ont accueilli avec ferveur la confirmation du scénario de soft landing 1 de l’économie américaine sur fonds de résultats d’entreprises globalement supérieurs aux attentes. Toutefois, ces performances masquent un mois contrasté, marqué notamment par une série de discours hawkish2 de la part d’un certain nombres de banquiers centraux au cours de la seconde quinzaine. 

Sur la première partie, les actifs risqués ont très bien performé, soutenus par les déclarations de Jérôme Powell, qui a semblé confirmer que la Réserve Fédérale ne ferait pas de nouvelle hausse de taux. L’institution a également annoncé ralentir son programme de quantitative tightening (resserrement quantitatif). Les craintes d’une potentielle surchauffe de l’économie américaine ont été atténuées par le ralentissement du nombre de créations d’emplois, 175 0003- chiffre le plus faible des 6 derniers mois – et par un ralentissement de l’inflation. La hausse mensuelle de l’inflation CPI4 est en effet ressortie au titre du mois d’avril à 0,30 %3, inférieure aux attentes et en décélération par rapport aux 0.4%3 de début d’année 

Cette normalisation de la situation américaine a conforté les autres banques centrales dans leur propre orientation de baisse des taux, la Banque centrale suédoise étant d’ailleurs passée à l’acte. Ces perspectives se sont ressenties sur les taux, le 10 ans américain est ainsi tombé à 4,34 %3 le 15 mai, contre 4,68 %3 fin avril, dans la droite ligne d’un scenario goldilocks5

Un renversement de tendance s’est cependant opéré en milieu de mois. Plusieurs banquiers centraux américains, à l’image de Christopher Waller, ont émis des déclarations en faveur d’un prolongement d’une politique monétaire restrictive,  le fameux higher for longer6. Dans le rapport du FOMC7, certains banquiers ont considéré que les conditions nécessaires à une baisse des taux n’étaient clairement pas réunies, notamment un repli de l’inflation sur trois mois successifs ou un affaiblissement significatif du marché du travail. A la suite de ces déclarations, les taux américains sont repartis à la hausse.

En Europe, les nouvelles ont été positives, avec des indicateurs flash PMI8, nettement au-dessus de 50, sur des plus hauts depuis 12 mois. Dans le même temps, les données d’inflation salariale du premier trimestre diffusées par la BCE9 sont sortis à 4,7 %3 en glissement annuel, alors que le marché attendait 4,5 %3. Ce chiffre, en hausse par rapport au trimestre précédent, a alimenté les craintes d’une inflation salariale, et donc des services, qui pourrait freiner la BCE dans sa volonté de baisser ses taux. De plus, l’inflation sous-jacente est ressortie à 2,9 %3en glissement sur un an, un niveau toujours considéré comme trop élevé par rapport à l’objectif de la BCE. 

Comme aux Etats-Unis, les taux ont également fortement monté en zone euro, sur la base cette fois de données macroéconomiques et non de déclarations. Cela a mis les actions sous pression et entraîné un sell off sur l’obligataire. Les anticipations du marché concernant les baisses de taux de la BCE sur 2024 sont retombées à 55 points de base à la fin du mois, effaçant une baisse de taux en une semaine. 

Sur les marchés actions, le S&P50010 a terminé le mois sur un gain de 5 %3, l’EuroStoxx 60011 de 3,5 %3, tandis que le marché japonais est resté stable. Aux Etats-Unis, les 7 Magnifiques poursuivent leur parcours haussier, + 9%3 sur le mois, dont 27 %3 pour le seul Nvidia après d’excellents résultats. L’entreprise frôle désormais 3 000 milliards3 de capitalisation boursière, se rapprochant ainsi de Microsoft et Apple.   

Sur le mois dans son ensemble, les obligations souveraines sont en repli, en particulier en Europe. 

Le marché du crédit a connu en mai des records d’émissions en volume, des volumes qui ont été absorbés sans difficultés par le marché, sans effet d’écartement sur les spreads de crédit. On peut voir derrière ce mouvement inattendu des placements d’opportunité avant les élections américaines. Les spreads poursuivent leur mouvement de resserrement et les rendements sont toujours attractifs. Pour certains acteurs, notamment les assureurs, le crédit demeure donc intéressant en termes de portage. 

Sur le mois, le pétrole chute de 7 %12et le dollar perd 1,5 %11 contre un panier de devises mondiales.

*Grande roue de la (mauvaise) fortune
**On dirait que c’est au tour de la France de jouer

Le graphique du mois

Bilan et perspectives macro

Macroéconomie : savoir apprécier les bonnes nouvelles

Avec une croissance globale de 3 %13, l’économie mondiale semble actuellement fonctionner à son juste potentiel. L’Union européenne affiche de bonnes nouvelles, les Etats-Unis confirment leur atterrissage en douceur, le Japon et la Chine font preuve de résilience. La vigueur des services compense la faiblesse du secteur manufacturier. Les effets décalés des politiques monétaires des Banques centrales commencent à se faire sentir, notamment outre-Atlantique. Ainsi, même si elle reste supérieure aux objectifs des banques centrales, l’inflation ralentit. Mais alors que la situation économique semble relativement claire, les incertitudes et les risques politiques/géopolitiques s’exacerbent.  

Etats-Unis : la conso s’épuise ; atterrissage en douceur toujours de mise

Les Etats-Unis ont produit quelques publications décevantes au cours du mois de mai, avec un ISM manufacturier qui reste en deça du seuil des 5012 points, à 48,712. Au sein de l’indice, la composante « nouvelles commandes » se trouve le plus à la peine, touchant son plus bas depuis un an, à 45,412 points. Le PIB14 du premier trimestre s’inscrit finalement à 1,3 % en deuxième estimation, avec une révision à la baisse de la composante consommation. 

Côté consommateurs justement, des premières fragilités apparaissent aux Etats-Unis, touchant une catégorie spécifique de la population, les consommateurs à faibles revenus. Ils souffrent d’une inflation résiduelle au premier trimestre et les taux de défaut sur les crédits (cartes de crédit, crédit auto) commencent à progresser alors que leur réserve d’épargne constituée pendant la pandémie a totalement disparu. Cela ne suffit pas à ce stade à contrarier le scénario d’atterrissage en douceur des Etats-Unis que nous avons adopté il y a de nombreux mois. En effet, la consommation agrégée des ménages à hauts revenus demeure très élevée et les effets de richesse contrecarrent ceux de l’inflation. Les ventes au détail sont donc toujours solides et la croissance devrait délivrer son potentiel au deuxième trimestre, d’autant que la désinflation viendra soulager les consommateurs à faibles revenus. En clair : une partie de la population commence à décrocher, sans éroder un panorama d’ensemble très satisfaisant. 

En ce qui concerne le marché du travail, il n’apparait ni trop chaud ni trop froid et semble être revenu à son équilibre d’avant Covid si l’on en croit le ratio offres d’emploi sur nombre de chomeurs désormais égal à 1,2 vs 212 début 2022, ou si l’on observe la moyenne mensuelle des créations d’emplois selon les enquêtes menées auprès des entreprises et des ménages (cf graphe du mois avec l’évolution des payroll et household survey). 

Certes le dernier chiffre des payroll a nettement surpris à la hausse avec pas moins de 275 00012 créations d’emplois au titre du mois de mai, mais il convient de le relativiser compte tenu des effets saisonniers, de l’enquête auprès des ménages, de la légère hausse du taux de chômage ou de la poursuite de la baisse du taux de démissions. Elle plaide pour une normalisation du marché du travail et de l’inflation salariale ; et il s’agit là d’un très bon indicateur avancé.

Zone euro : tout le monde lorgne les réserves d’épargne

Les perspectives de croissance pour la zone euro s’améliorent, elle devrait atteindre un peu moins de 1%12 sur l’ensemble de l’année 2024 et connaître une accélération au deuxième semestre. Au cours des trois premiers mois de l’année, la demande extérieure a stimulé la croissance et, à court terme, nous n’anticipons pas de reflux des exportations. L’industrie allemande est un grand producteur de biens intermédiaires à forte intensité énergétique et capitalistique sensible aux taux d’intérêt. La baisse des coûts de l’énergie, la fin du déstockage, la bonne tenue du commerce mondial et les futures baisses de taux de la BCE devraient soutenir l’activité, avec néanmoins des risques inhérents à la présidence Trump et à ses velléités d’établir ou accroître les taxes à l’importation.

La croissance pourrait donc surprendre positivement grâce au retour du moteur allemand que nous attendons depuis de longs mois même s’il s’agit avant tout d’un rebond de croissance cyclique et non structurelle. Les problèmes allemands de perte de compétitivité demeurent. Ils devront être contrebalancés par une importante réserve budgétaire, mais sans doute pas avant les prochaines élections fédérales de 2025, tant les blocages politiques demeurent forts, notamment après les récentes élections européennes (voir ci-dessous). 

Autre point positif, les Européens profitent de la solidité du marché de l’emploi. Le taux de chômage n’a jamais été si bas en Europe depuis la création de la monnaie unique, et cela devrait supporter la consommation d’autant plus que les revenus réels et la confiance des consommateurs ont fortement augmenté depuis le début de l’année.

Aussi, paraît-il souhaitable, et possible, que l’UE trouve de nouveaux relais pour sa croissance. Le taux d’épargne très élevé des Européens pourrait fournir le carburant servant à alimenter cette dernière, du moins est-ce la volonté politique de certains pays, notamment de la France. L’UE scrute l’utilisation de cette épargne avec d’autant plus d’attention qu’elle – à l’instar des Etats-Unis d’ailleurs – se confronte à une hausse de ses dépenses budgétaires. Celles-ci doivent en effet financer la défense ainsi que la transition, et viennent creuser les déficits déjà lourds des Etats. Une telle politique pourrait aussi alimenter l’inflation et freiner le desserrement monnétaire de la BCE. Emmanuel Macron et Olaf Scholz souhaitent donc orienter l’épargne des Européens vers la relance de l’UE, sa transition et sa croissance – et qu’elle n’aille en tout cas pas soutenir seulement celles des Etats-Unis ou de l’Asie. 

Croissance et inflation, toujours les enjeux de la BCE

Après une hausse de PIB de 0,3%15 en glissement trimestriel au premier trimestre, nous anticipons une augmentation similaire aux deuxième et troisième avant que l’activité ne s’accélère à la fin de l’année et l’année prochaine.

Conformément aux attentes, la BCE a baissé ses taux directeurs de 25bp16 lors de sa réunion début juin, sans apporter d’informations supplémentaires sur la trajectoire et le calendrier des baisses à venir. Elle réévaluera la situation réunion après réunion en insistant sur son approche « data dependent », avec un focus particulier sur l’inflation salariale.

Nous estimons que l’inflation ne devrait pas reprendre au deuxième semestre. Certes, la hausse des salaires a été élevée au premier trimestre, 4,7 %14 contre 4,5 %14 attendus. Mais cela s’explique en partie par le versement de bonus exceptionnels en Allemagne. Les salaires négociés s’inscrivent plutôt en baisse d’après les données avancées de site de recrutement tel que  Indeed, ce qui va dans le sens d’un desserrement de la politique de la BCE. 

Aussi après la première baisse de taux survenue début juin, la BCE pourrait encore procéder à un abaissement en septembre. Une troisième baisse en décembre dépendra notamment des politiques budgétaires votées, en particulier française et italienne, ainsi que du résultat des élections américaines, pour un taux terminal qui devrait selon nous osciller entre 2,5 %14 et 3 %14 fin 2025. 

Parallèlement à ces baisses de taux, nous pourrions assister à des gains de productivité en Europe d’ici à la fin de l’année. Il y a en effet eu plus d’embauches que nécessaire depuis la fin du covid, notamment par rapport à la faiblesse de la croissance. Ce fort taux d’embauche pourrait maintenant porter ses fruits et permettre aux entreprises d’augmenter leur productivité. 

Au-delà de l’économie : tensions mondiales, tensions locales

Si la lisibilité de la trajectoire économique se fait plus limpide, le niveau d’incertitude n’en a pour autant pas moins considérablement augmenté, avec le conflit qui oppose toujours l’Ukraine à la Russie et qui avance pas à pas vers l’inconnu mais aussi les scrutins cruciaux en France, au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis voire en Inde.

Europe, Asie, Moyen-Orient : escalade vers l’inconnu.

La décision des présidents Emmanuel Macron et Joe Biden et du premier ministre Rishi Sunak d’autoriser la frappe du sol russe avec des missiles longue portée fournis par la France, les Etats-Unis ou le Royaume-Uni marque une escalade majeure aux yeux des autorités russes. Elles considérent que l'emploi de telles armes nécessitera forcément une implication cette fois directe de moyens militaires, satellitaires et humains compris, des pays qui les octroient. Peu après le ciblage, par les forces ukrainiennes, des radars d’alerte précoce Voronej DM, élément clef du dispositif de la dissuasion russe, cette implication croissante des trois puissances nucléaires de l’OTAN[5] peut mener l’Humanité vers un grand saut dans l’inconnu. Tout cela porte le niveau de menace à un seuil inédit, dans une relative indifférence. 

Or, dans le même temps, l’Iran s’approche désormais rapidement du statut de puissance nucléaire, tandis que la Chine se montre de plus en plus agressive face à Taiwan, avec un franchissement systématique des lignes rouges depuis plusieurs semaines.   

Au Moyen-Orient, les résultats du plan de paix poussé par Biden restent attendus, mais on peut noter la volonté du Président américain, sans doute aussi guidé par ses intérêts électoraux, de faire avancer le dossier sur la scène internationale après ses atermoiements initiaux qui ont fini par susciter l’incompréhension de toutes les parties. Nous pensons qu’il faudra plus d’insistance au département d’Etat pour parvenir à ses fins.

Ce contexte mondial à hauts risques semble inflationniste, notamment parce qu’il pousse inéluctablement les Etats à augmenter leurs dépenses budgétaires en faveur de la défense. La potentialité d’un conflit en Asie conduit en outre les pays occidentaux à accélérer le reshoring, ce fameux rapatriement de leurs activités productives vers leurs sols ou des pays plus amicaux. Cela nuira inévitablement au commerce mondial et a un coût élevé. A court terme, cette incertitude politique et géopolitique interfère sur les anticipations d’inflation en maintenant une pression plutôt haussière (pétrole, matières premières, déficit budgétaire, etc…), mais si un conflit armé venait à se généraliser, cela précipiterait d’abord les taux longs à la baisse. 

Les votes déroutent

La tension autour des élections américaines va maintenant monter avec l’entrée de la campagne dans une phase plus active au mois de juin. Le premier débat télévisé entre les candidats républicain et démocrate se tiendra le 27. Puis, deux semaines après, Donald Trump se verra signifier l’exacte peine qu’il encourt. Cela nourrit un contexte déjà explosif, qui pourrait accroître les tensions sociales aux Etats-Unis. Jusqu’aux élections, les causes de stress vont se multiplier et générer beaucoup d’incertitudes, et ce alors que les marchés américains ont atteint leurs plus hauts historiques. 

Quel que soit le vainqueur à Washington, des dérapages budgétaires sont à prévoir ensuite. La politique des Républicains sur les tarifs douaniers et l’immigration, par exemple, pourrait avoir des effets inflationnistes, de même que celle des démocrates dans une moindre mesure via les plans de relance budgétaires. Comme la trajectoire du déficit américain a déjà de quoi inquiéter, alors que les créanciers naturels des Etats-Unis se raréfient avec les tensions internationales, tout cela rend la perspective de fortes baisses des taux assez improbables, 

Dans l’UE, les élections ont rendu leurs verdicts, avec les partis d’extrême droite ou très conservateurs obtenant de bons scores en Italie, en Hongrie, en France, en Autriche ou en Allemagne où le SPD du Chancelier Scholz enregistre une contreperformance notable, finissant derrière la CDU et l’AfD, ce qui l’affaiblira dans une période où l’Union Européenne aurait au contraire besoin d’une Allemagne en ordre de marche.

Le cas français retient aussi l’attention des marchés. A la suite des résultats des élections européennes, le président de la République française a pris la décision de dissoudre l’Assemblée Nationale, provoquant ainsi des élections législatives anticipées les 30 et 7 juillet prochains. L'inquiétude gagne les marchés face à l'incertitude générée par ce contexte inédit, redoutant la mise en place de programmes qu’ils jugent trop dépensiers, l’émergence potentielle de troubles sociaux selon la nature des résultats électoraux, ou encore une nouvelle paralysie politique empêchant de résoudre les problèmes budgétaires qu’il devient difficile de différer davantage au vu du poids croissant des charges d’intérêt dans les finances publiques. 

 A côté de cela, la situation du Royaume-Uni, qui renouvelle la chambre des communes le 4 juillet, paraît plus apaisée malgré l’irruption de l’iconoclaste Nigel Farage dans le jeu électoral : les Travaillistes, donnés largement gagnants, semblent vouloir sortir d’une vision économique qui miserait tout sur le commerce international. La séquence de la mise en œuvre du Brexit, que quatre premiers ministres conservateurs ont menée, parfois avec des angles d’ailleurs très différents sinon antinomiques à certains égards, semble se refermer dans une certaine sérénité alors que le pays connaît un regain de croissance indéniable. 

Enfin, en Inde, le premier ministre Modi reste au pouvoir à l’issue des élections, comme anticipé, bien qu’avec des avances moindres que prévu. Reste que la relative stabilité qu’induit cette reconduction de M. Modi constitue une bonne nouvelle pour les marchés, tant l’Inde semble appelée à jouer un rôle de pivot clef dans les relations internationales. 

Les risques au plus haut

Alors que le premier semestre touche à sa fin, le scénario de soft landing de l’économie américaine nous semble toujours d’actualité, mais entre dans une phase moins idyllique désormais, avec des classes populaires hélas, et logiquement, affectées par la résilience d’une inflation certes en retrait, mais toujours élevée par rapport aux niveaux des années 2000 et 2010. La volatilité devrait augmenter sur les marchés, mais il reste des sous-tendances sur lesquelles capter de la performance. En bref, si la lecture du second semestre nous paraissait plus aisée quant aux évolutions économiques, les contextes politiques et géopolitiques pour leur part nous font pénétrer en terres inconnues, où anticiper le niveau de risques constitue un exercice ardu. 

En effet, la conjonction de contextes électoraux tendus des deux côtés de l’Atlantique avec des relations internationales d’une conflictualité que le monde n’avait plus connue aussi radicale depuis la crise des missiles de Cuba voire la seconde guerre mondiale paraît engendrer l’une de ces situations improbables que les marchés éprouvent, par définition, beaucoup de mal à valoriser. Espérons qu’ils n’aient pas à le faire, car l’enjeu dépasse bien sûr de loin la tenue de quelques indices… Pourtant, la situation laisse envisager un espoir paradoxal, celui qu’une conjonction si forte de facteurs de risques si élevés indique en un sens que le climax a déjà passé ses plus hauts ou qu’il s’en approche. En clair, le pire n’est jamais certain…

The Long View

Les CoCos au service du grand capital

Symboles du surcroît de complexité introduit par le dispositif réglementaire de Bâle III et consorts, les CoCos18 font figure d’instrument sophistiqué et très délicat à maîtriser, comme l’illustrent les tensions actuelles. Dès lors, ces obligations subordonnées à la nature de quasi-fonds propres, ce que traduit d’ailleurs leur désignation alternative sous le vocable de AT119 (additional Tier 1), forment une classe d’actifs aussi recherchée par les uns que décriée par d’autres. Elles se voient souvent associées aux problèmes plutôt qu’aux remèdes. A tort. Le récent épisode d’écartement à la suite de la dissolution de la chambre basse du Parlement français n’a rien changé à ce constat : il s’agit d’un outil qu’il faut savoir manier avec soin, à l’achat… comme à la vente. 

Ce petit 1,5% qui fait toute la différence : des CoCos/AT1 capitalistiques ?!

Les AT1 sont comptabilisés en tant que fonds propres de catégorie 1, ou « Core Tier 1 capital », pour des motifs réglementaires. Il s’agit donc de simili-capital puisque convertibles en actions ou dépréciées totalement en cas i) d’atteinte du point de non-viabilité20 ou de seuils de déclenchements (« triggers21 ») et/ou ii) de perspectives de faillite, elles-mêmes fréquemment liées à des fuites de liquidités ou des interrogations sur la qualité des actifs, et vice versa. Le recours aux CoCos/AT1 par une banque découle d’un besoin règlementaire, celui de disposer d’un matelas d’absorption de 1,5%22 de actifs pondérés par le risque (RWA). Nul besoin de plus. La taille du marché CoCos/AT1 dépend donc des bilans bancaires et demeure prévisible et circonscrite.

Les CoCos/AT1, sauveurs du kolkhoze bancaire ? 

Les CoCos/AT1 forment ainsi l’un des premiers remparts au risque systématique, et elles ont déjà servi à éviter bien des catastrophes annoncées telles que dans les cas de Banco Popular ou du Credit Suisse. En effet, bien que synonymes de stress de marché et de rendements élevés, ces instruments jouent d’abord un rôle crucial dans la pérennité des systèmes bancaires en contribuant largement au mouvement de (re)capitalisation débuté en 2013 en une période où le modèle économique des banques subissaient à plein l’effet nocif des taux bas. Ils servent, par renflouement interne (« bail-in »), à absorber des pertes pour empêcher de devoir puiser dans les recettes fiscales tirées des contribuables, eux-mêmes déposants. Dans l’esprit, si la banque fait faillite, il reviendra au secteur privé d’en payer le prix et non à l’état de venir à la rescousse (« bail-out ») en dernier recours.

Nous sommes de ceux qui pensent que l’instrument n’a fait que renforcer sa crédibilité en plus d’avoir sauvé le secteur de bien des périls. Les décisions, certes controversées, des régulateurs n’ont rien de moins que permis la résolution – en un week-end à peine ! – de crises qui s’annonçaient systémiques.

Nous modélisons depuis 2019 les CoCos/AT1 pour en approcher la juste valeur, tout comme les hybrides d’entreprises et Tier 2, les autres grandes catégories de dettes subordonnées, senior aux CoCos/AT1. Les paramètres de nos modèles sont d’ordre réglementaire et fondamental : ratios de capitaux, multiples de valorisations, type de conversion, comparaison aux CDS SubFin, maturité effective, valeur de l’option de remboursement, ratio Texas, etc. Nous comparons les CoCos/AT1 aux obligations notées de la catégorie B du HY et discernons un potentiel d’au moins 0,5%25 de baisse de rendement (cf. infra.) à 1%23 de delta (niveau pré-Covid).

Selon nos modèles, le potentiel d’excess return des CoCos/AT1 s’inscrit parmi les meilleurs du marché, mais leurs spreads ne reflètent toujours pas la rentabilité retrouvée des banques. Les générations actuellement élevées de capital par les banques réduisent le besoin de recourir ces instruments à court terme. 

Les CoCos/AT1 font partie du peu de classes d’actifs qu’il peut coûter cher de vendre. Toutefois, Il faut s’attendre à des sauts ponctuels de performances, dont les mouvements depuis le dix juin dernier fournissent une excellente piqûre de rappel. Depuis 2013, la performance mensuelle est de 0,7%23 soit plus de 7%23 l’an jusqu’à mai 2024. Des pics à +8%23 en un mois et -16%23 ont pu advenir, surtout en 2020.

Parallèlement, les RWA26 n’augmentent pas énormément, la production de crédit se montrant relativement atone récemment vu le niveau rédhibitoire de la hausse des taux, les conditions de crédit resserrés, qui mènent à peu de CapEx, de M&A, d’achats immobiliers, etc. Les ancêtres des CoCos/AT1, qui certes offraient davantage de sécurité contractuellement, avec step-up/down27 par exemple, offraient des écarts de rendement inférieurs à 100 points de base (pb) vs swap. Aujourd’hui, on parle plutôt de 420 pb28. La crise de 2008-2009 est passée par là, laissant de nombreux stigmates dans les comportements de gestion. Retourner à de tels niveaux nous parait peu probable, mais l’entre-deux fort envisageable. Si nous prenons 2018, les spreads étaient alors moins tendus : les 300 pb26 vs swap semblent bien à portée de main après que s’estomperont les turbulences actuelles.

Artificiellement risqué par ses « termes »

Les régulateurs voulaient des CoCos/AT1 qu’elles offrent la flexibilité maximale : « junior subordonnée » (dette la plus risquée des banques et la moins prioritaire), coupon discrétionnaire et soumis à des règles de distribution (MDA29), perpétuité à l’instar des actions mais remboursable par anticipation, sous condition d’« intérêt économique », notion que rien ne précise ni ne définit vraiment. Cette absence de clarté a d’ailleurs engendré une volatilité notable. Les investisseurs craignent de voir leur remboursement reporté au-delà de la première date prévue car cela induit un manque à gagner. Une détention plus longue implique une période d’actualisation rallongée, et un moindre rendement à terme.

Du fait de ces spécificités les CoCos ont leur propre indice. Des investisseurs globaux spécialisés ont émergé, alimentant une liquidité quotidienne de près de 10Mds€ d’axes, soit 1,5x de plus que pour l’€ HY, pour 1,5x moins d’encours (échantillon de 275 titres). Le marché cumule plus de 200Mds€. D’abord réservé aux grandes banques systématiques européennes, l’instrument s’est ensuite propagé aux plus petites institutions à travers l’Asie, le Moyen-Orient et l’Amérique Latine.

Le cas Santander : de l’absurdité du prisme backend/reset spreads 

Santander a une réputation d’émetteur peu propice aux remboursements d’obligations subordonnées, dont les CoCos/AT1, un comble puisque la banque a racheté Banco Popular après conversion/effacement de CoCos/AT1. Contre presque toutes les attentes, Santander a pourtant remboursé par anticipation une CoCo/AT1. Il s’agissait d’un refinancement anticipé, avec une prime de 3% accentuant la surprise par son aspect d’élan de générosité peu commun de la part d’acteurs aussi pragmatiques. La pratique de marché, comme il s’agit aussi du cas sur les hybrides d’entreprises privées et les Tier 2, consiste à considérer qu’une CoCo/AT1 émise à faible rendement, ou plutôt à spreads serrés dites à « low reset », relativement aux autres , a moins de chance de se voir remboursée par anticipation. L’exact inverse s’est produit ; l’émetteur a remboursé bien en amont de la date théorique de 2025. Ce risque de non remboursement/extension, nous le jugeons surestimé. Nous avons pu constater que dans plupart des cas, les banques remboursent.

Pas de CoCos sans convictions 

Tous les éléments ci-dessus expliquent en partie pourquoi ces instruments ont pu, tous comptes faits, apporter aux investisseurs des performances profitables ces dernières années malgré leur volatilité exacerbée sur certaines phases, dont l’actuelle. Par construction contradictoires à plus d’un titre – de par leur double nature d’obligations et de quasi-actions, de par leurs objectifs réglementaires contrastant en apparence avec leur emploi réputé spéculatif, de par le comportement de ceux qui en émettent quand ils les rappellent alors que rien ne paraît les y contraindre –les CoCos occupent maintenant une place très à part dans les marchés après des années de tergiversations de la part des investisseurs. 

Pour ceux qui savent les valoriser et les utiliser à bon escient, elles offrent un outil assez unique de pilotage du couple rendement/ risques. Il y a une contrepartie : en périodes de risk off, il faut savoir en sortir, avant d’y revenir au moment voulu. Bonne nouvelle : leur liquidité permet de facilement exécuter tout besoin d’alléger ou de renforcer les positions sur les CoCos. Un gérant de conviction qui joue le long terme, ce qu’est Mirova, doit donc savoir y recourir, et quand y renoncer. 

Synthèse vues de marchés

 

 

 

 

1 Atterrissage en douceur
2 Hawkish désigne une situation en bourse où les taux d'intérêt ne cessent d'augmenter
3 Source : Bloomberg
4 Consumer Price Index – index des prix à la consommation
5 Une économie Boucle d'or est une économie qui n'est ni trop chaude ni trop froide, c'est-à-dire qui maintient une croissance économique modérée, et qui a une faible inflation, ce qui permet une politique monétaire favorable au marché
6 Plus élevé pour plus longtemps
7 Federal Open Market Committee
8 indicateur avancé de la croissance économique, offrant un aperçu de l'orientation du secteur manufacturier avant la publication des chiffres officiels du PIB
9 Banque Centrale Européenne
10 Indice boursier basé sur 500 grandes sociétés cotées sur les bourses aux États-Unis
11 Indice boursier composé de 600 des principales capitalisations boursières européennes
12 Source : Bloomberg
13 Source: Bloomberg
14 Produit intérieur brut
15 Source : Bloomberg
16 Points de base
17 Organisation du traité de l’Atlantique nord
18 CoCos : contingent convertibles
19 Les obligations Tier 1 supplémentaires
20 Lorsqu’une banque remplit les conditions de déclenchement de la procédure de résolution ou qu’elle cesse d’être viable si ces fonds propres ne sont pas dépréciés
21 Seuil de déclenchement automatique (contingent) de la conversion fixé à 5.125%/7% de CET1. CET1 : fonds propres durs ou capital social, report à nouveau retraités
22 Source : Bloomberg
23 HY pour High Yield ou haut rendement en français désigne les obligations de notations BB+ et moins
24 Le rendement au pire ou à première date d'exercice de l'option d'achat"
25 Source : Bloomberg
26 Les Risk-Weighted Assets (RWA), ou actifs à risques pondérés ou encore actifs pondérés par le risque
27 Mécanisme de réajustement (à la hausse ou à la baisse des coupons/intérêts protégeant les investisseurs d’événements : non remboursement, dégradation de notation
28 Source : Bloomberg
29 Restrictions sur les distributions de dividendes, bonus, coupons CoCos/AT1 basée sur la couverture des coussins de capitaux
30 Le « spread » est l'écart ou la différence entre les deux prix d'un actif dans le secteur financier. D'une part on a la valeur de l'achat et de l'autre on a le prix de vente
31 Le Trading Range est un indicateur pertinent du marché notamment pour les indicateurs stochastiques.
32 Atterrissage en douceur
33  Indicateur utilisé en analyse financière et boursière.
34 Ré-estimation
35 Bénéfices par action