Mirovα, Creating Sustainable Value - Novembre 2024
Octobre : en attendant Trump et Powell
Quand tout va bien, tout va mal : des statistiques américaines meilleures que prévues, conjuguées à une perspective de victoire de Donald Trump, se sont soldées par un mouvement de prise de profits sur les marchés actions fin octobre, les investisseurs craignant que cela porte un coup de frein aux tant attendues baisses de taux de la Réserve fédérale. Résultat, les taux ont fortement rebondi et les marchés obligataires ont plongé, les obligations mondiales enregistrent leur pire performance mensuelle depuis deux ans. Pour retrouver un tel repli, il faut remonter à 2022, lorsque la Fed avait annoncé une hausse de taux de 75 points de base1 pour contrer une inflation galopante.
Ainsi en octobre, les bons du Trésor américains ont lâché 2,5%1, correspondant à une hausse de 50 bp1 sur le taux 10 ans environ. Les investisseurs anticipent désormais un taux directeur terminal autour de 3,5%1 pour la Fed2. Un mois auparavant, ils tablaient encore sur un taux de 2,9%1 et ont ainsi effacé plus de 2 baisses potentielles en quelques semaines. La probabilité de voir Trump et son parti remporter la présidence et les deux chambres n’a cessé de croître jusqu’à l’élection, entrainant une hausse des niveaux d’inflation implicites anticipés par le marché. La politique tarifaire, migratoire et de soutien à l’économie des républicains est en effet considérée comme plus inflationniste que celle des démocrates.
Dans le même temps la croissance du PIB3 américain au T3 est restée solide à 2,8%1 en rythme annualisé, tirée par une forte demande intérieure. Le marché du travail a surpris positivement, le dernier rapport sur l'emploi de début octobre affichant un faible taux de chômage à 4,05%1 et une accélération notable de la masse salariale en septembre, à 220 000 créations d’emploi. Aussi la confiance des consommateurs a-t-elle fortement augmenté selon l’indice Conference Board et le mouvement de désinflation semble marquer une pause avec un indice core CPI4 à 3,3%1.
La reprise haussière des taux américains s’explique donc par des raisons économiques et politiques.
Côté britannique, les porteurs obligataires ont également souffert alors que le budget annoncé par le gouvernement en octobre s’est avéré plus expansionniste que prévu. Davantage d’emprunts sur les prochaines années et des anticipations de croissance et d’inflation sensiblement revues à la hausse pour 2025 ont propulsé le taux 10 ans anglais à 4.44%, en hausse de 44 points de base (pb)1 sur le mois. Le spread avec l’Allemagne s’est écarté et atteint plus de 200 pb, un plus haut depuis deux ans. Dans la zone euro, en revanche, les obligations souveraines n’ont perdu « que » 1%1. La BCE5 a de nouveau abaissé ses taux directeurs de 25 pb alors que la confiance des entreprises chute pour le cinquième mois consécutif et que les indicateurs prospectifs restent faibles, laissant entrevoir des pressions baissières sur le marché du travail. L’inflation globale se modère avec un chiffre d’octobre à 2% y/y1 et l’inflation sous-jacente se stabilise à 2,7% y/y1 tirée par une composante services toujours supérieure aux attentes mais qui devrait progressivement se normaliser.
Les marchés actions, affectés par le mouvement haussier sur les taux, ont eux aussi terminé le mois dans le rouge. Le S&P5006 a perdu près de 1%1 – sa première baisse depuis 6 mois – et le Stoxx 6007a réalisé sa pire performance mensuelle sur an, -3,5%1.
Ces performances contrastées ne doivent pas faire oublier le bon lancement de la saison des résultats. Plus des deux tiers des entreprises américaines ont déjà publié et les résultats ressortent nettement au-dessus des attentes, y compris au niveau des sociétés de technologie, toujours porteuses de bonnes nouvelles…
En Europe, la saison de publication est moins avancée à ce stade mais les tendances apparaissent pour l’instant plus mitigées. La plupart des sociétés ont publié des résultats en ligne et les révisions à la baisse se poursuivent au sein des secteurs présentant la plus forte exposition à la Chine (autos, luxe, matières premières notamment).
Un autre grand thème du mois d’octobre a été la géopolitique alors que les tensions au Proche-Orient restent élevées, le marché craignant un emballement du conflit entre Israël et l’Iran. Le pétrole, en hausse de 2%8, continue à osciller au gré des ripostes plus ou moins fortes de chaque partie.
Dans ce contexte, les actifs perçus comme des valeurs refuges ont ainsi affiché une solide performance. Le dollar, bénéficiant en parallèle du trade Trump, gagne 3,2%8, sa plus forte hausse mensuelle en deux ans, et se renforce par rapport à toutes les autres devises du G10. Il s’agit d’un bon mois également pour les métaux précieux avec une performance de plus de 4%8 pour l’or atteignant un plus haut historique fin octobre.
Le Graphique du mois
Bilan et perspectives macro
Macroéconomie : le début d’une nouvelle ère ?
Après le dénouement des élections présidentielles américaines débute une nouvelle phase : celle du questionnement autour des impacts de la politique de Donald Trump sur les économies américaine et mondiale. Des effets qui vont mettre plusieurs mois avant de se faire pleinement sentir. D’ici-là, les Etats-Unis devraient terminer l’année 2024 sur une note positive, forts d’une économie très résiliente. En zone euro, les chiffres ressortent légèrement au-dessus des attentes mais ne peuvent faire oublier la fragilité de certains pays, France et Allemagne pour les citer. La Chine, enfin, mérite un œil attentif, entre frémissement positif grâce à la relance budgétaire et futures tensions avec les Etats-Unis.

Etats-Unis : une remarquable résilience
Le PIB américain affiche une croissance de 0,7%9 au troisième trimestre, soit 2,8%9 en rythme annualisé, et bénéficie de tendances de fond solides. Les dépenses de consommation démontrent leur résistance, avec une croissance annualisée de 3,7%9. Elles profitent de la confiance des consommateurs qui bénéficient d’un effet richesse grâce aux augmentations de salaire réel et à la bonne performance de la bourse et de l’immobilier. Fait notable, alors que la consommation se trouve au rendez-vous jusqu’à présent, le montant moyen de cash détenu par les consommateurs américains à la fin du T3 pourrait être sous-estimé et resterait au-dessus des niveaux pré-pandémie ajustés de l’inflation selon diverses sources telles que JPM, Bank of America Institute, etc… Le point d’attention porte plutôt sur le marché de l’emploi, dont les dernières évolutions semblent plus mitigées. Les créations d’emplois non agricoles (NFP) nettes n’ont atteint que 12 000 en octobre, en raison des ouragans et des grèves (Boeing, dockers) qui brouillent la lecture des données alors que les chiffres des deux derniers mois ont fait l’objet de fortes révisions. Aussi le ratio offres sur demandes, à 1,0911, évolue-t-il désormais autour des niveaux pré-covid et le taux de démission se situe-t-il au plus bas depuis quatre ans. La situation de l’emploi suit donc une voie de normalisation même si elle reste globalement saine, avec un taux de licenciement historiquement faible. Le taux de chômage demeure stable à 4,1%11.
Quant à l’inflation elle poursuit son reflux très progressif. L’inflation PCE Core10 a augmenté de 0,25%11 en septembre et s’élève à 2,3%11 en rythme annualisé, sur les six derniers mois. La composante services super core du dernier indice CPI se modère, en ligne avec le ralentissement de la croissance salariale et des gains de productivité observés ces derniers mois.
Le contexte ne modifie pas la trajectoire de la Fed pour l’instant qui, après une nouvelle baisse de taux début novembre, devrait procéder à un abaissement de 25 pb11 en décembre. Cette normalisation devrait se poursuivre sous la présidence de Donald Trump, à un rythme plus faible et suivant un objectif de baisse peut-être moins ambitieux compte tenu du caractère inflationniste d’une partie de son programme (hausse des tarifs douaniers, réduction des flux migratoires, baisse des impôts…). Aussi faudra-t-il du temps pour que ces politiques se voient mises en œuvre et qu’elles produisent leurs effets sur l’économie. Et tout dépendra des priorités du gouvernement. S’il met l’accent davantage sur les politiques de déréglementation de l’économie et d’amélioration de l’efficacité des dépenses publiques que sur les politiques inflationnistes, les conséquences se montreront tout autres pour la politique monétaire de la Fed. Enfin Trump et son équipe peuvent difficilement se permettre un rebond sensible de l’inflation à court terme vis-à-vis de leurs électeurs, issus majoritairement de la classe moyenne et très sensibles à leur pouvoir d’achat.
Au final les Etats-Unis devraient enregistrer une croissance de 2,8%11 sur l’ensemble de l’année 2024, et, sauf choc exogène majeur, pourraient continuer à surperformer les attentes du consensus sans générer de véritables pressions inflationnistes. L’application partielle ou non des politiques tarifaires et migratoires de Trump ainsi que la poursuite des gains de productivité en seront des facteurs clés.
Zone euro : fragilité de l’économie et incertitudes politiques
La croissance de 0,4%11 enregistrée en zone euro au troisième trimestre, soit 1.5%11 en rythme annualisé constitue une bonne surprise. L’Espagne tire toujours son épingle du jeu, avec une croissance de 0,8%11 et un dynamisme des secteurs de la consommation, de l’énergie, du tourisme… La situation reste correcte en Italie également, malgré une croissance nulle liée à la faiblesse de son secteur industriel, très connecté à l’espace rhénan. En France, l’effet JO se fait sentir, avec une croissance de 0,4%11, qui va retomber au cours du dernier trimestre. L’Allemagne, avec +0,2%11 de croissance, écarte le risque de récession technique. Les indices PMI12 composite atteignent 50 sur la zone, 51,711 même pour les services.
La zone euro demeure néanmoins soumise à plusieurs problématiques. La France affronte une incertitude budgétaire et va devoir réduire ses dépenses publiques, alors que la croissance ne montre toujours pas de signe de reprise durable. Dans la zone euro, le secteur manufacturier est toujours à la peine, pénalisé par un manque de perspectives. Les exportations ne procurent que des gains limités, qui risquent de faiblir encore à la faveur de la nouvelle donne douanière américaine. De plus, les entreprises se montrent toujours frileuses en matière d’investissement dans ce contexte politique incertain et le coût de la main d’œuvre est élevé, sans pour autant que ne se dégagent de réels gains de productivité.
Le marché de l’emploi montre lui aussi des signes de faiblesse, un début de déclin dans les services pourrait se profiler en Allemagne et en France, tandis que le secteur manufacturier commence à détruire des emplois. Cela crée des risques supplémentaires pour la demande intérieure, qui constitue un pilier de soutien majeur dans une économie par ailleurs morose. Le dernier chiffre du taux de chômage s’élève à 6,3%11.
En octobre, l’inflation ressort à 2%13 après avoir chuté à 1,7%13 en septembre en raison d’effets de base. L’inflation sous-jacente est restée stable à 2,7%13 sans que cela ne suscite d’inquiétudes. Nous anticipons une poursuite du mouvement de désinflation. L’affaiblissement du marché du travail ainsi que la faiblesse de la croissance devraient justifier une poursuite de l’assouplissement monétaire de la BCE jusqu’à l’été 2025 avec comme cible 1,75%13 pour son taux terminal. Sur 2024, la croissance de PIB de la zone euro devrait s’établir à 0,8%13, et pourrait avoisiner 1%13 en 2025 avec encore de nombreuses incertitudes sur ce chiffre, liées au contexte politique/géopolitique.
Allemagne : de la lumière au bout du tunnel ?
Après trois ans de stagnation économique, l'Allemagne se dirige vers des élections anticipées le 23 février 2025 pour sortir le pays de l'impasse politique. Le résultat probable devrait correspondre à une coalition de l'opposition de centre-droit actuelle, la CDU/CSU, avec un partenaire du centre-gauche, à priori le SPD. Nous nous attendons à ce qu'un nouveau gouvernement dirigé par le chef de la CDU, Friedrich Merz, inaugure une vague de réformes favorables à la croissance associées à quelques modifications du frein à l'endettement, afin de procurer au nouveau gouvernement un peu plus de marge de manœuvre budgétaire. À moins qu'un choc externe important n'intervienne (escalade de la guerre commerciale avec les États-Unis, victoire de Poutine en Ukraine), l'économie allemande devrait commencer à se redresser à partir du printemps 2025.
Grande-Bretagne : un budget pour financer l’avenir
Emprunter pour préparer la croissance de demain, tel forme le sens du plan présenté par le gouvernement britannique. Le plan a pris par surprise mais semble plutôt bien perçu par les observateurs, contrairement à celui annoncé par Liz Truss il y a tout juste deux ans qui avait abouti à sa démission sur fonds de krach obligataire. Ce qui est cette fois notable tient à la volonté d’engager des dépenses structurelles sur le long terme, en priorité l’éducation (7Mds£13), la santé (22Mds£13) et les infrastructures.
Pour financer cette expansion des services publics, le gouvernement prévoit d’augmenter progressivement les recettes fiscales grâce à une série de hausses d’impôts tels que l’augmentation des cotisations patronales ou l’impôt sur les plus-values, mais prévoit aussi d’emprunter plus sur les marchés, à hauteur de 30Mds£13 supplémentaires l’année prochaine. Ce plan d’augmentation de la dépense publique devrait permettre de créer de 0,2%13 à 0,3%13 de croissance de PIB supplémentaire dès 2025. Entreprises et ménages devraient également se satisfaire d’avoir une feuille de route claire en matière de hausses d’impôts, ce qui pourrait ouvrir la voie à une reprise des investissements et de la consommation.
Cela devrait aussi tendre le marché de l’emploi et pourrait générer un peu d’inflation. De quoi convaincre la Bank of England de ralentir son programme de baisses de taux l’année prochaine.
Frémissement chinois
Le quatrième trimestre pourrait marquer celui du rebond de la croissance chinoise. Les effets de la relance monétaire et budgétaire commencent à se faire sentir. L’indice PMI manufacturier et des services passe légèrement au-dessus de 50, les prix de l’immobilier neuf connaissent un petit rebond, tout comme les dépenses de consommation.
Certes, la pression déflationniste demeure, tout comme le chômage élevé des jeunes, mais la situation macroéconomique se stabilise et la Bank of China a annoncé une nouvelle baisse des taux à la fin du mois d’octobre. La principale incertitude qui se profile pour 2025 porte sur la politique commerciale de Donald Trump. Face à une hausse des droits de douane américains, la Chine pourrait choisir de laisser filer sa monnaie, soutenir son économie via un plan de relance budgétaire massif – et se tourner vers un marché européen moins récalcitrant à ouvrir ses portes, sous l’impulsion de l’Allemagne. Depuis l’élection de Trump le gouvernement s’est contenté d’approuver un programme de 10 000Mds14 de yuans visant à restructurer la dette des collectivités locales ; avant d’y voir plus clair.
Une nouvelle présidence pour Donald Trump
Dans quelle mesure Donald Trump va-t-il pouvoir appliquer le programme présenté lors de sa campagne présidentielle ? Voici en quelques lignes ses principales promesses :
- Economie : extension des baisses d’impôt promulguées en 2017 qui arrivent à expiration à la fin 2025, nouvelles baisses d’impôt en particulier pour les sociétés, mesures de déréglementation et de désengagement de l’Etat fédéral ;
- Commerce : guerre tarifaire commerciale portant cette fois sur l’ensemble des importations, intensification des restrictions technologiques contre la Chine ;
- Immigration : expulsion massive de travailleurs clandestins ;
- Géopolitique : règlement rapide des conflits en cours (Ukraine, Moyen-Orient).
Il ne fait pas de doute que la hausse des tarifs douaniers seule ne pourra pas financer la baisse des impôts annoncée sur les entreprises et sur les ménages, d’où la volonté de réduire la dépense publique, mission confiée semble-t-il à Elon Musk… Par ailleurs les tarifs vont-ils se voir relevés de manière concomitante ou faire l’objet de négociations ? Quelle sera leur ampleur et leur calendrier ?
Une chose apparaît sûre : leurs impacts sur l’économie réelle ne devraient pas se faire sentir avant fin 2025 mais les électeurs accueilleraient très mal la hausse des prix qui en résulterait.
Aussi l’incertitude autour des tarifs douaniers et des potentielles mesures de rétorsion appliquées par les pays touchés pourrait-elle générer de l’incertitude économique et amener certaines entreprises à réduire leur programme d’investissement et leurs plans d’embauche.
De même, de trop fortes restrictions des flux migratoires causeraient des pénuries de main-d’œuvre, comme après la sortie du confinement. Il en résulterait des tensions salariales. Cela sera un point à surveiller pour les entreprises. Celles-ci constituent en effet un soutien solide à la croissance américaine grâce à l’accroissement de leurs margesun renchérissement du coût de la main d’œuvre pourrait briser ce cycle.. Aussi des chercheurs du Peterson Institute ont-ils estimé que l’expulsion de 1,3 million de clandestins (ce qui reste loin du total) pourrait ajouter environ 0,5 point d’inflation en deux ans.
La Réserve fédérale va devoir intégrer cette nouvelle donne. Dans un premier temps, les baisses de taux devraient se poursuivre, au moins jusqu’à un taux cible de 3,75%14 ou 4%14. Les potentiels chocs exogènes à venir sur les droits de douane ou l’immigration brouillent en revanche le message quant au reste de sa politique monétaire et cela pourrait créer de la volatilité sur les marchés. Ce que l’on sait aujourd’hui de la future politique de Donald Trump a d’ores et déjà un effet haussier sur le dollar. Cela favorisera les entreprises cycliques et petites et moyennes capitalisations exposées à la croissance américaine. Reste à voir dans quelle mesure les actifs mondiaux en dehors des Etats-Unis pourraient subir la politique de Trump et continuer à sous-performer.
En tous cas, une bonne partie des effets négatifs de sa politique nous semble déjà dans les cours. Alors soft ou hard Trump ?
Allemagne : crise de nerfs politique ; prise de conscience économique
L’âge d’or allemand du début du XXIème siècle est-il terminé ?
Peu après la réunification avec la RDA, l’Allemagne avait traversé une crise dont elle sut sortir avec efficacité. Elle avait pour ce faire misé sur l’ouverture du marché chinois ayant suivi l’entrée de la Chine dans l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), sur l’accès croissant aux réserves de matières premières russes, sur la sous-traitance aux pays d’Europe de l’Est dotés de coûts salariaux réduits et de devises assez faibles, et aussi sur l’ersatz de dévaluation compétitive permanente que lui offrait l’Euro vis-à-vis de ses partenaires d’Europe de l’Ouest, dont ledit Euro renforçait alors le pouvoir d’achat des habitants. Parallèlement, le pays prenait soin de se tenir à son rôle d’allié privilégié en Europe des Etats-Unis, qui lui procuraient, via l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), la sécurité sans lui en faire supporter tout le poids budgétaire. Résultat de cette politique de facto mercantiliste : vingt ans d’excédents commerciaux, qui atteignirent jusqu’à 7,6%15 du PIB en 2015 alors que pour rappel, l’Allemagne affichait une balance commerciale déficitaire durant toutes les années 1970 et 1980 et jusqu’à l’établissement de l’ECU16. Autre fruit de cette stratégie : une stabilité politique remarquable, qu’ont reflétée les seize ans de présence de Mme Merkel à la tête de l’exécutif. Las, le bel édifice semble présenter quelques lézardes.
Le marché chinois se referme sous les coups de boutoir des Administrations Trump puis Biden, l’accès au gaz russe se restreint depuis l’invasion de l’Ukraine, les pays d’Europe de l’Est, enrichis voire membres de l’Union Economique et Monétaire, deviennent parfois moins compétitifs tandis que certains partenaires d’Europe de l’Ouest présentent désormais des niveaux d’endettement importants que leurs déficits commerciaux ont bien sûr contribué à accroître…
Nulle surprise dès lors à voir le successeur de Mme Merkel se trouver au bord de perdre le pouvoir après à peine trois ans d’exercice, ni à voir un parti populiste, assez déroutant parce que changeant souvent de doctrine, percer dans le paysage électoral, ce que confirmeront sans doute les élections législatives anticipées de février 2025. Pire encore peut-être, le symbole de l’éclatante prospérité allemande du début du XXIème siècle semble vaciller : l’industrie automobile connait en effet des jours difficiles.
L’auto allemande : le coup de la panne
Il y a peu encore, Volkswagen, Mercedes-Benz et BMW passaient pour indétrônables, le premier sur les marchés européen et chinois, les deux autres sur les segments automobiles premium du monde entier. Comme souvent dans l’industrie automobile, les leaders d’un jour peuvent voir leur suprématie s’évaporer en quelques années. Qui se souvient de la British Leyland, premier constructeur européen à la fin des années 1960 et démantelé depuis ? Les trois grands constructeurs allemands n’en sont pas là, mais ils ont tous lancé des avertissements sur leurs résultats ces derniers mois, et même si BMW reste mieux à même d’éviter les pires écueils, ils affrontent une crise qui dépasse le cadre habituel d’un simple retournement du marché automobile, qu’ils savent fort bien gérer. Leur affaiblissement actuel a des causes plus structurelles.
La première source de cet affaiblissement tient à ce qu’ils se voient infliger la menace implicite d’une expulsion de fait du marché chinois, comme l’avaient avant eux subie Renault, Ford ou FCA et PSA, depuis réunis dans Stellantis. Les constructeurs chinois, maintenant que les autorités locales leur ont permis de contourner la barrière à l’entrée que constituait l’indispensable maîtrise technique et industrielle des ensembles boîte-moteurs thermiques en imposant de facto la chaîne de traction électrifiée, ont désormais des offres produits séduisantes et peu onéreuses. Même sur les segments premium, ils parviennent enfin à opposer des marques cohérentes face à Mercedes, BMW ou Audi, qui tâtonnent pour répliquer, parfois en créant des sous-marques au potentiel selon nous assez douteux. Les constructeurs chinois XPeng, Xiaomi, Nio, BYD, Zeekr (Geely), parmi une foule d’autres, présentent tous des modèles désormais compétitifs, dépourvus des lacunes qu’ils conservaient parfois il y a cinq ans encore. Certains d’entre eux affichent même une certaine avance technologique, tandis qu’ils savent se mettre en phase avec les attentes des consommateurs chinois.
La seconde source tient à ce que la concurrence s’est intensifiée partout : aux Etats-Unis et en Europe, où l’image de robustesse des véhicules thermiques allemands a perdu de son lustre tandis que la hausse des taux y a rendu les contrats de location bien moins intéressants qu’auparavant. Pire encore, sur le segment des véhicules électriques – car bien que les ventes en déçoivent, elles progressent toujours – il apparaît clair que les constructeurs chinois et Tesla, voire Renault sur certains segments très européens, les devancent, pour ne pas dire qu’ils les ringardisent. Les échecs parfois cruels de la gamme EQ de Mercedes-Benz ou ID de Volkswagen l’ont assez bien montré : les constructeurs allemands, qui avaient un coup d’avance depuis trente ans, semblent dépassés.
Ajoutons que M. Trump semble déterminé à taxer les importations de véhicules allemands – une idée qu’il annonçait déjà durant sa campagne de 2016 – et il semble que l’industrie automobile allemande traverse une tempête assez dangereuse. VW, Porsche, Mercedes ou BMW, et leurs équipementiers ont déjà su se réinventer par le passé, et plusieurs fois. Il le leur faudra encore. Cela tombe bien, tout le pays s’y montre prêt.
L’Allemagne : bon retour en Europe !
Tous les fondamentaux sur lesquels s’appuyait l’industrie allemande, automobile incluse, s’affaiblissent. Leur machine à exporter ne va pas s’effondrer rapidement pour autant mais il lui faut la réformer, comme elle l’a su si souvent, si elle ne veut pas voir les chiffres de production continuer à s’infléchir. La bonne nouvelle provient de ce que la prise de conscience semble effectuée : l’Allemagne pouvait jouer sur plusieurs tableaux, elle ne le peut plus et elle le sait. De même sait elle que le scénario idéal d’un retour au statu quo ante ne prévaudra pas. Dans l’ensemble cependant, les premiers coups de semonce datant du premier mandat de M. Trump, l’Allemagne a eu le temps de se préparer et de mesurer les options en présence. Après avoir joué les cartes chinoise et américaine, l’Allemagne trouvera intérêt à se tourner… vers l’Europe. Cela prendra du temps car il faudra faire admettre à la population que les succès du pays au cours des vingt dernières années ne reposaient pas que sur ses seuls mérites, mais qu’ils devaient aussi beaucoup à des circonstances qui désormais se délitent.
Il s’agit de la meilleure voie actuelle, empruntée trop timidement jusque-là, tant les institutions de l’UEM17 et de l’Union Européenne (UE) ont parfois pu servir de relais à la politique mercantiliste du pays, qui en échange fournissait à ses partenaires des taux d’intérêts bas. Cette période-là s’achève : l’Allemagne s’est beaucoup mondialisée, elle doit s’européaniser. En clair ? Il faut que l’Europe parvienne à un équilibre où s’il y a consommation, il doit y avoir des emplois, et où s’il y a des emplois de service, il doit y avoir aussi des emplois industriels.
Cela ne se décrète pas et exige pour préalable un soutien à une forme d’autonomisation stratégique, auquel M. Trump, fraîchement élu, invitera malgré lui les pays de l’UE18. Nous avions déjà calculé, il y a plus de six mois, les conséquences budgétaires d’un désengagement partiel de l’OTAN de la part des Etats-Unis, puisque M. Trump le promettait, même s’il nous paraissait peu probable qu’il mette sa menace à exécution : l’Europe va devoir en passer par là, partiellement. Cela ne suffira bien entendu pas, il faudra y adjoindre un projet collectif à même de fédérer les Européens à défaut de fédéraliser l’Europe, qui devra abandonner au passage certains objectifs institutionnels aux résultats peu convaincants jusqu’ici, pour leur substituer des projets concrets dont ils l’avaient distraite. Les rapports Draghi ou Letta ouvrent à cet égard des perspectives sur l’intelligence artificielle, l’innovation, l’accès aux ressources, la tarification de l’énergie… Il n’y a pas forcément besoin d’adopter ces rapports clef en main certes, mais ils procèdent d’une logique de progression, qui ne nécessite pas tant de réformes institutionnelles qu’une cohésion de tous les pays européens, à laquelle l’Allemagne se trouve désormais en passe d’adhérer après avoir eu parfois la tentation de mettre au service de ses seuls intérêts les institutions communautaires qu’elle dominait.
Donald Trump, accélérateur de particularismes
Pour rappel, il n’y a pas d’autonomie stratégique sans souveraineté économique, et il n’y a pas de souveraineté économique sans production, ni de production sans énergie. L’Europe doit donc maintenir sinon accélérer son agenda renouvelable, pour l’ajouter à d’autres vecteurs énergétiques dont elle ne dispose pas sur son sol. Dès lors, ceux qui croient que le retour de M. Trump à la Maison Blanche marque un point d’arrêt pour l’ESG19 – alors que son premier mandat avait paradoxalement constitué une période porteuse pour la finance durable aux Etats-Unis – nous semblent faire fausse route : il se pourrait bien au contraire que l’Administration Trump accélère les tendances, sans s’exagérer non plus la portée de ses mesures, à moins que M. Musk ne procède avec l’état américain comme il le fit avec Twitter, ce qui pourrait d’ailleurs rappeler à notre bon souvenir ce que Mirova a déjà souligné : les déficits fédéraux à 6%20 du PIB n’ont rien d’une fatalité, bien au contraire. M. Musk parle de sabrer le budget fédéral américain de 2 000Mds$20 par an pour qu’il passe sous les 5 000Mds$20 ; et s’il y parvient, les marchés devront éviter un effet de rareté sur les US Treasury, qui avait coûté si cher lors de la crise asiatique de 1997. Une telle politique induit un autre risque : les effets de second tour négatifs qu’une telle brutalité entraînera pour les agents de l’état fédéral, et que MM. Musk et Trump nous paraissent trop négliger. Jusqu’à remettre en cause la hausse des taux états-uniens ? Peut-être bien… mais pas tout de suite, tant d’acteurs des marchés financiers veulent pousser le Trump trade plus loin.
Quant à l’Europe, elle va devoir s’engager plus fermement dans une feuille de route dont l’ESG fera inéluctablement partie, comme l’Asie – notamment l’Inde, le Japon, les Philippines, la Malaisie, le Vietnam… – et il ne s’agit pas d’une mauvaise nouvelle pour les économies des pays concernés, notamment l’Allemagne qui pourrait bien y trouver l’occasion de sortir plus vite que prévu de la récession qui paraissait inéluctable à Mirova. Jusqu’à remettre en cause la baisse des taux en Europe ?
Peut-être bien… mais là encore, cela prendra du temps : changer des infrastructures économiques réclame quelques années, pour monter des filières de formation puis un tissu de production.